Camus l’artiste by Bastien

Auteur:Bastien [Sophie Bastien, Anne Prouteau et Agnès Spiquel (dir.)]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Presses Universitaires de Rennes
Publié: 2015-02-21T16:00:00+00:00

Au lieu d’un crime

Nous avons jusqu’ici tracé la manière calculée dont Clamence met en évidence des vides à la fois discursif et artistique dans La Chute. Notant qu’il « connaît toutes les ressources du langage », Jacqueline Lévi-Valensi ajoute à cet égard : « Le héros de La Chute est un maître en cet art[159]. » Ce qui échappe toutefois à l’interlocuteur est son mobile. Lorsque ce dernier lui demande pourquoi il n’a pas restitué le panneau, Clamence répond que le tableau n’est pas à lui − qu’il appartient « au patron de Mexico-City qui le mérite bien autant que l’évêque de Gand ». La deuxième raison pour laquelle Clamence ne rend pas le tableau est « parce que parmi ceux qui défilent devant L’Agneau mystique, personne ne saurait distinguer la copie de l’original et qu’en conséquence nul, par ma faute, n’est lésé ». S’identifiant comme seul à pouvoir connaître les vrais juges, Clamence se hisse au-dessus de ses contemporains et cite comme troisième raison le résultat de son statut exceptionnel : « je domine ». Sa quatrième raison concerne l’« idée alléchante » qu’il se fait d’être arrêté pour complicité de vol (OC III, 757).

Précisons que, jusque-là, le raisonnement de Clamence concernant sa décision de garder le tableau s’explique entièrement en termes concrets : c’est un objet physique qui est abordé matériellement. Or, lorsque Clamence énumère la cinquième raison pour laquelle il ne saurait restituer le panneau − « parce que ces juges vont au rendez-vous de l’Agneau, [alors] qu’il n’y a plus d’agneau[160] », il s’adonne à une logique relevant de l’abstrait, voire du symbolique. Autrement dit, selon lui, faute d’innocent, L’Agneau mystique n’a plus besoin des Juges intègres. D’ailleurs, l’emploi métonymique du mot « juges » sert à souligner cet écart entre le physique et l’abstrait. Si Clamence refuse de rendre le tableau, c’est parce que pour lui la signification des Juges intègres l’emporte à la fois sur sa propre intégrité et sur l’intégralité physique du retable. À cet égard, force est de rappeler, à l’instar de Margaret Gray, que le mot intègre, du latin integer, veut dire : « l’intégrité, c’est-à-dire, l’intégralité, la plénitude, la totalité : le contraire de la duplicité[161] ».

Pour comprendre en quoi cette clarification est importante, il faut reprendre la distinction qu’avance Camus dans Le Mythe entre l’œuvre d’art du soi-disant artiste manqué et l’œuvre absurde de l’artiste conscient. L’œuvre de l’artiste manqué « incarne un drame de l’intelligence, mais elle n’en fait la preuve qu’indirectement. L’œuvre absurde [par contre] exige un artiste conscient de ces limites et un art où le concret ne signifie rien de plus que lui-même » (OC I, 286). Cette distinction s’avère capitale car, outre les qualités esthétiques dont il a déjà été question, ce qui sépare ces deux œuvres est la perspective (consciente) de l’artiste et, plus précisément, la chute de l’artiste manqué. Le « drame de l’intelligence », c’est la lutte à laquelle l’individu se livre lorsqu’il découvre les limitations de l’art et reconnaît la réalité de sa condition d’homme.

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